Traduction de l’article de Guido Bosteels paru en néerlandais dans la revue n° 59 du mois de septembre 2021, page 60.
L’histoire qui suit m’avait été racontée par un ami décédé entretemps, qui avait vécu dans la même région que l’homme dont il s’agit ici: plutôt jeune, début de la trentaine peut-être, vraisemblablement d’origine belge, dont le nom de famille avait d’ailleurs une consonnance flamande. Ce personnage avait choisi de s’établir en brousse, dans un petit village à quelque 60-70 kilomètres de Yahuma, sur la route d’Opala, en Province orientale.
C’est là qu’il avait construit sa hutte, bien entretenue et correctement clôturée. Son lupango était balayé journellement et il y avait quelques plantations de caféiers et de bananiers. Il ne pratiquait pas d’autre agriculture ni ne faisait du commerce, il se satisfaisait d’être là en toute simplicité, vivant au milieu des villageois, bien accepté par la tribu des Ngandu comme quelqu’un des leurs, sans complexes. Il faut croire qu’il s’y sentait parfaitement heureux, vivant en toute simplicité, en pleine nature.
Au lever du jour il quittait sa hutte, pieds nus et drapé d’un pagne. Comme les autres villageois il se dirigeait vers la rivière pour y faire un brin de toilette. Ensuite il se baladait bien à l’aise à travers la forêt, prenant quelque menu fretin au collet ou surprenant un poisson. Puis il retournait à son logis avec une calebasse remplie de vin de palme tout frais. Il y retrouvait sa compagne, sinon deux, qui avaient moissonné quelques racines de manioc ou des bananes. Peut-être avaient-elles réussi à s’emparer d’une tortue égarée ou d’un serpent, qui allaient atterrir dans la marmite où était préparé le repas du jour. Parfois aussi il partait avec son arc et des flèches dans l’espoir de surprendre l’un ou l’autre petit gibier.
C’était un homme satisfait, sans histoire, qui avait tourné le dos à sa propre civilisation, libéré des troubles de la circulation, des chefs retors, des factures impayées ou du poids des impôts… Les missionnaires et les religieuses vivant dans les environs, qui y circulaient fréquemment, ne parlaient jamais de lui et ne faisaient jamais allusion à sa personne : ils le considéraient comme une brebis ayant quitté le troupeau.
Il menait ainsi la vie d’un simple villageois, membre de cette petite communauté à laquelle il était parfaitement intégré. Il parlait leur langue, se pliait à leurs règles, us et coutumes et confiait ses petits problèmes de santé au muganga local. Le soir, il allait s’assoir près des hommes du clan pour bavarder avec eux et échanger les nouvelles locales.
Il était venu de nulle part, il y est retourné
En effet, le drame n’était pas loin : un jour du mois d’août 1964, une bande armée vint envahir la région. Les combattants, invoquant Pierre Mulele, prétendaient venir introduire un ordre nouveau. Ils semaient la terreur dans le paisible village. Le pauvre innocent était mis en prison et torturé. Après un calvaire de plusieurs jours il fut exécuté en même temps que quelques notables locaux devant les bâtiments du territoire de Yahuma, en présence de la population locale médusée. Qu’aurait-on pu mettre à sa charge ? Il n’exerçait aucune autorité, il n’était ni militaire ni policier, ni riche commerçant. Rien de tout cela, si ce n’était la couleur de sa peau. A ce qu’il paraît, il avait encore demandé la parole avant d’être exécuté par ses bourreaux, mais il essuya un refus. Les mulélistes avaient bien compris que s’il avait parlé, il se serait exprimé en Ngandu, le langage local, ce qui aurait pu susciter une réaction de la part de la population présente, sans doute difficilement maîtrisable.
Comment un homme jeune peut-il à ce point délaisser sa famille, ses origines, son mode de vie habituel ? Non, il avait choisi de venir en Afrique, il s’y est senti heureux, il y est resté.
Subsiste-t-il un souvenir de lui ? Vraisemblablement aucun, sauf – sait-on jamais ? – de la part de l’un ou l’autre métis qui, s’il était jamais trouvé, ne serait sans doute pas en mesure d’apporter une quelconque précision. Encore un de ces mystères propres au sol africain…