Traduction de l’article de Guido Bosteels paru en néerlandais dans la revue n° 60 du mois de décembre 2021, page 61.
Les collègues de l’agent sanitaire Cyrille ne pouvaient y croire lorsqu’ils apprirent que leur jeune ami avait préféré quitter sa fonction de chef des services d’hygiène de l’Otraco à Léopoldville pour aller assurer le service médical dans une scierie au bord de la rivière Yuki, au fin fond des forêts du Kasaï. Il avait hâte, en effet, d’enfin connaître et de savourer l’âme de l’Afrique profonde. Le présent souvenir date de l’année 1955.
Arrivé sur place avec son épouse, il y fit la connaissance d’une petite équipe de scieurs de bois qui, à l’aide d’une machinerie impressionnante, réduisaient les immenses géants de la forêt en poutres et en planches comme s’il s’était agi de simples allumettes. Les ouvriers qui les assistaient étaient des Bantous recrutés le long de la rivière.
A son étonnement, il avait remarqué que ces ouvriers ne s’aventuraient jamais, en dehors de leurs heures de travail, dans l’immense forêt environnante. D’ailleurs ses collègues européens lui déconseillèrent tout autant de s’aventurer dans de pareilles escapades. Celui qui s’y aventure n’en sort pas vivant, telle était la devise. Mais pareille mise en garde n’était pas suffisante pour décourager notre intrépide Cyrille et cela ne l’empêchait donc pas d’aller admirer inlassablement cette nature immaculée. Mais en fait, il existait malgré tout une certaine présence humaine dans cette immense forêt qu’on aurait cru inhabitable : à quelque douze kilomètres de distance se trouvait un village habité par une peuplade Batwa, qui était passablement méprisée par les Bantou. Cet emplacement ne pouvait d’ailleurs être atteint qu’en traversant un large marécage. Ses habitants y vivaient tout nus comme au temps néolithique, affranchis du moindre impact de la civilisation. Lorsque, par hasard, Cyrille passait par-là, les enfants, n’ayant jamais vu une peau blanche, s’enfuirent comme s’il s’était agi d’un mauvais esprit.
Aussi, notre homme était fort étonné lorsqu’une certaine nuit deux hommes vinrent frapper à sa porte, des Africains dont il s’avéra qu’ils étaient originaires du village en question. L’intervention d’un interprète hâtivement appelé permit de comprendre que l’assistance de Cyrille était sollicitée pour un accouchement qui posait problème. « Si tu ne viens pas, la femme va mourir » lui fit on comprendre. Bien entendu, l’épouse de Cyrille ne voyait pas d’un bon œil une telle expédition nocturne mais, consciencieux comme il était, cela ne l’empêcha pas d’assembler vite quelque matériel médical et de se mettre aussitôt en route. Bien entendu, les hommes devaient d’abord traverser le marécage, dont l’eau leur arrivait jusqu’à la ceinture, pendant que l’un d’eux n’arrêtait pas de battre l’eau avec une longue tige pour tenir les éventuels crocodiles à l’écart.
Arrivés sur place, sous un ciel noir comme de l’encre, les cris de douleur de la parturiente permettaient de la localiser aussitôt. Selon la coutume, elle se trouvait, nue, contre la paroi d’une hutte, assise entre les jambes de sa mère. Devant elle on avait creusé une excavation, garnie de feuilles fraiches pour recevoir le bébé tant attendu. Tout le village, grands et petits, vivait intensément la situation critique. A l’aide de bâtons enflammés un peu d’éclairage était fourni. Nonobstant son manque d’expérience en obstétrique, mais disposant heureusement d’un forceps, Cyrille réussit à faire évoluer favorablement le processus. La petite tête, compressée depuis deux jours, était un peu déformée, mais finalement le bébé tout entier put venir sain et sauf au monde.
Aussitôt, les femmes du village entrèrent en action. La bouche remplie d’eau, elles vinrent asperger le bébé, de sorte qu’immédiatement Cyrille fût aussi trempé que le nouveau-né. Lorsqu’au lever du jour le premier cri du bébé se fit entendre à travers le village, une joie immense s’empara de toute la population. Grands et petits s’abandonnaient à une danse effrénée, à laquelle Cyrille n’avait aucune chance de se soustraire. De toutes parts apparurent des calebasses remplies de malafu (vin de palme) et des chenilles grillées étaient distribuées comme ultimes friandises. Pour Cyrille, les dragées sucrées n’étaient plus qu’un lointain souvenir….
Ultérieurement, notre homme allait encore être appelé plusieurs fois à la rescousse de ces mêmes villageois, chaque fois pour des problèmes d’accouchement. Le souvenir le plus spectaculaire concerne cependant une naissance de jumeaux, mais cela devra faire l’objet d’un autre récit…