De Hannibal à Léopold II

Traduction de l’article de Guido Bosteels paru en néerlandais dans la  revue n° 54 du mois de juin 2020, page  52.

Comment donc expliquer cette étrange association de deux noms de personnages historiques que plus de 2000 ans d’histoire séparent ?  Eh bien, nous avons remarqué que c’est dans notre excellent ‘Guide du Voyageur au Congo Belge’, édité jadis par Inforcongo, que se cache la réponse à cette question.

Il ne fallait évidemment pas s’étonner que ce Guide ait bien eu soin d’attirer l’attention du voyageur sur le site de Gangala na Bodio (dans le district de l’Ituri).  C’est à cet endroit particulier qu’un certain commandant Laplume avait été mis à l’oeuvre, encore à l’époque de l’Etat indépendant,  pour se lancer dans la domestication d’éléphants

Si vous vous demandez qui aurait pu être à l’origine de pareille initiative, la réponse est simple : c’est encore le roi Léopold II ! En effet, bien qu’il ne se soit jamais rendu au Congo, clairvoyant comme il était, il s’était vite rendu compte des besoins considérables en énergie que devait requérir le développement de l’infrastructure congolaise.  Comme le moteur Diesel n’en était qu’à ses premiers balbutiements à la fin du 19e siècle, notre souverain, jamais à court d’idées, s’était souvenu de l’Inde, un pays qui avait maîtrisé depuis des siècles l’art de se servir de la force innée de l’éléphant. C’est ainsi qu’il avait pris l’initiative de faire importer de ce pays quatre éléphants, sans doute triés sur le volet, convaincu qu’il était que cet exemple révolutionnaire pourrait être bénéfique à l’exploitation du sol africain.

Révolutionnaire, c’est le moins qu’on puisse en dire, puisque les auteurs du Guide du voyageur nous ont enseigné qu’il a fallu attendre deux mille et deux cents ans avant que ne se soit renouvelée sur le sol africain l’idée de faire usage de l’énergie dont disposent les éléphants. En effet, il faut remonter aux années 218-201 avant Jésus-Christ, lorsque le général carthaginois Hannibal avait réussi, au cours des guerres puniennes, à faire traverser les Pyrénées et les Alpes par son armée, renforcée par 42 éléphants ‘militarisés’, au point de menacer la ville de Rome et de faire vaciller le puissant empire romain.

Mais revenons à notre époque : il se fait que les éléphants importés des Indes éprouvaient beaucoup de peine à s’habituer à l’environnement africain. Souffraient-ils du mal du pays ? Toujours est-il que moins d’une année après leur arrivée, les quatre animaux importés étaient déjà morts. Qu’à cela ne tienne : entretemps le commandant Laplume était parvenu à s’approprier la technique requise pour dompter un tel animal sauvage. D’abord, il s’agissait de parvenir à isoler un jeune animal d’un troupeau pour le lier à un animal déjà domestiqué, qui deviendrait son ‘moniteur’. En agissant ainsi, l’on parvenait à habituer le jeune animal à la présence humaine et plus particulièrement à l’homme qui allait devenir son cornac personnel. Périodiquement, l’animal était encerclé par des hommes qui devaient chanter, frotter et caresser le jeune animal et le gaver de friandises. Il devait commencer par apprendre à se coucher et à se lever et ensuite il devait s’habituer à se déplacer en transportant son cornac. Ce n’est qu’après dix mois que peut commencer l’apprentissage du travail, des charges de plus en plus lourdes lui étant imposées jusqu’à ce qu’il soit capable de maîtriser des poids de l’ordre de 400 kilos et de déplacer des troncs d’arbres. L’éléphant africain est réputé docile et intelligent, mais il effarouche facilement et ne supporte pas d’être rudoyé. De même, on doit le protéger des rayons du soleil trop vifs.

Le nombre d’éléphants domestiqués a augmenté assez rapidement à Gangala na Bodio. De 3 exemplaires en 1902, on en était déjà à 55 en 1907 et à 70 en 1942-46. Bon nombre de spécimens furent donnés en location par le gouvernement, soit confiés à des parcs d’animaux.  L’on a souvent prétendu que les éléphants ne se reproduisent pas en captivité. Or, au contraire, à Gangala na Bodio on a pu se réjouir plusieurs fois de pareils heureux événements.